Texte. Disparition progressive

ALEXIA CHEVROLLIER – DISPARITION PROGRESSIVE


L’invisible, ce n’est la disparition, mais la délivrance du nuisible.

Yves Bonnefoy 1


Lorsque Georges Perec publia son roman La disparition, en 1969, plusieurs lecteurs, dont j’étais, – et même quelques critiques littéraires – ne découvrirent pas de prime abord l’absence de la lettre e dans les quelque trois cents pages du texte. J’étais pourtant familier des travaux de l’OuLiPo et pressentais quelque chose d’anormal dans la rédaction mais ce n’est que vers le milieu de l’ouvrage que son caractère lipogrammatique s’est imposé à moi. J’ai alors repris ma lecture depuis le début. Il en a été de même lors de mon premier contact avec l’œuvre d’Alexia Chevrollier, et notamment avec sa Disparition progressive, 2019.


Les œuvres d’Alexia Chevrollier sont réalisées avec des matériaux bruts que l’artiste ne cherche pas à enjoliver mais plutôt à animer en révélant leurs caractéristiques et qualités essentielles. Elle leur applique un certain nombre d’opérations et de gestes élémentaires, selon des protocoles prédéfinis, mais qui laissent cependant place à l’improvisation et au hasard. La terre crue figure parmi ses matériaux de prédilection. Elle la pétrit pour produire des formes dont on ne saurait dire si elles relèvent du règne minéral, végétal ou animal. Empilées dans des structures verticales instables, elles se muent en colonnes fragiles qui portent en elles les marques de leur fabrication, mais aussi les prémices de leur inéluctable effondrement, annoncé par les évolutions chromatiques de la terre au fur et à mesure de son séchage.


Disparition progressive se présente comme un ensemble de six colonnes, de hauteurs inégales, en terre crue retenues par une armature métallique centrale et posées sur des plaques de fer circulaires. Elles sont installées devant deux toiles, peintes avec une émulsion de limaille de fer, d’eau et de sel, accrochées à touche-touche, à angle droit dans un coin de la salle d’exposition. Au premier abord, cette œuvre séduit, malgré l’apparente insignifiance des gestes et des processus qui lui ont donné naissance. On pense à une combinaison des structures molles de Claes Oldenburg et des plaques en acier Corten de Richard Serra.


On pourrait s’arrêter à ce constat, déjà flatteur pour une jeune plasticienne, mais cette œuvre d’Alexia Chevrollier a une portée qui va bien au-delà de cette vision quelque peu superficielle et esthétisante. Elle est porteuse d’un sens plus profond et plus dérangeant que ce qu’un regard rapide pourrait conclure. Tout d’abord, le rapport d’Alexia Chevrollier à la matière n’est pas celui d’une sujétion ou d’une subordination, mais la mise en œuvre de processus codifiés, quasiment ritualisés, visant à animer la matière – la terre crue ou la surface de la toile – en recourant à des opérations élémentaires du type de celles que Richard Serra énumère – rouler, courber, plier, étaler, déplier... – en essayant de ne laisser aucune trace de sa propre main. Cependant, contrairement aux matériaux utilisés par son aîné, ceux d’Alexia Chevrollier portent en eux un fort potentiel d’incertitudes. La terre crue peut s’affaisser de façon plus ou moins imprévisible. Son long séchage, qui se poursuit bien après la sortie de l’atelier, fait évoluer ses couleurs. L’œuvre reste ainsi éternellement en devenir, même quand le travail du créateur est terminé... Il en est de même de ses toiles dont la texture et la couleur varient en fonction de l’hygrométrie ambiante. Nous ne sommes donc pas en face d’un produit terminé, d’une œuvre achevée, mais d’une étape d’un processus initié par l’artiste sans qu’elle en maîtrise pleinement les conséquences. Par sa démarche, elle nous incite à réfléchir à ce qui distingue une œuvre finie de celle in progress. Elle anéantit la frontière entre atelier et lieu de monstration en rétablissant une continuité entre l’acte de création et celui de regarder... Un peu à la façon d’une longue performance qui serait désincarnée... Mais non déshumanisée...


Deuxième caractéristique essentielle mise en évidence dans l’œuvre d’Alexia Chevrollier et plus particulièrement dans Disparition progressive, le rééquilibrage des rôles du créateur et du regardeur. Au modèle ancien dans lequel l’artiste produit une icône immuable vouée à l’admiration d’observateurs réduits à un rôle passif, elle substitue celui d’un créateur initiant un processus évolutif confié aux soins de vagues successives de spectateurs. Ils ne verront jamais le même objet, mais des étapes d’une mutation dont elle ne maîtrise que partiellement les paramètres. À sa manière, Alexia Chevrollier nous fait passer d’un système totalitaire hiérarchisé à un modèle coopératif horizontal. En cela, elle fait écho à un propos de Pierre Boulez qui disait : « Je trouve qu’une civilisation ou, pour parler plus généralement, qu’une culture qui ne sait pas se débarrasser de son passé [...] est une culture faible, en voie de disparition ou menacée de disparaître. » 2 Pour autant, Alexia Chevrollier, pas plus que le compositeur, ne renie pas l’histoire de l’art et les travaux de ses prédécesseurs, mais elle leur refuse cette transcendance détentrice d’une prétendue vérité acceptée sans discussion, nid de tous les académismes, conformismes et, à terme, des totalitarismes.

Troisième point, un ancrage dans une culture urbaine qui questionne pérennité, matérialité et fuite du temps. Patrick Modiano a déclaré : « Les thèmes de la disparition, de l’identité, du temps qui passe sont étroitement liés à la topographie des grandes villes. » 3 Il en est ainsi des œuvres d’Alexia Chevrollier qui évoquent plus un monde industriel – ou, peut-être, pré- ou post-industriel – que le bucolique d’une campagne réelle ou fantasmée. Ses œuvres, de par leur nature, sont vouées à une inexorable destruction. Chaque déplacement d’une colonne en détériore une fraction. L’artiste le met en évidence en montrant, au pied de chacune d’elles, les scories qui en témoignent. De même, le sel et la limaille de fer finiront par muter chimiquement et disparaître. Les travaux d’Alexia Chevrollier font ainsi écho aux notions d’obsolescence programmée des produits industriels. Ils remettent aussi en question l’immutabilité des œuvres et la conservation des productions artistiques... Et pourtant, la matière reste, même si elle change d’aspect. Je ne peux m’empêcher de penser à un propos de Raphaël Aloysius Lafferty : « La matière même est une humiliation pour la raison. On ne peut la faire disparaître à jamais, mais on peut donner l’illusion de sa disparition. » 4 C’est bien de cela qu’il s’agit dans Disparition progressive.


Enfin, Disparition progressive pose de façon patente la question de la valeur marchande des œuvres d’art, devenues objets de spéculations financières effrénées. Le choix de la rouille de fer est, de ce point de vue, très symbolique. Elle renvoie aux passages bibliques stigmatisant l’accumulation des richesses matérielles : « ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où la teigne et la rouille détruisent, et où les voleurs percent et dérobent » 5 ou « votre or et votre argent sont rouillés ; et leur rouille s’élèvera en témoignage contre vous, et dévorera vos chairs comme un feu. » 6 Au-delà de l’œuvre matérielle, c’est l’éphémère de l’existence qui est mis en avant dans un mélange de pénétration et d’insouciance, de brutalité et de sensibilité, d’humour et de sérieux, d’universalité et de réflexivité... Faut-il pour autant désespérer ? Non... L’immutabilité du processus créatif et la capacité de le décrire et de le désigner demeurent. Jacques Roubaud, autre grand OuLiPien devant l’Éternel, n’écrivait-il pas : « Te nommer c’est faire briller la présence d’un être antérieur à ta disparition. » 7 L’œuvre deviendra invisible mais, comme le souligne Yves Bonnefoy, elle ne disparaîtra pas. Elle sera juste délivrée de tout ce qui, en elle, est nuisible.



Louis Doucet,juin 2019




1 In Un rêve fait à Mantoue.

2 Entretien avec François Nicolas, École normale supérieure, 4 mars 2005.

3 In Discours de réception du prix Nobel de littérature, 2014.

4 In Space Chantey, 1968 :Matter itself is a humiliation to the serious. We cannot make it vanish forever, but can make it seem to.

5 Matthieu 6-20, traduction Louis Segond, 1874-1880.

6 Jacques 5-3, traduction Louis Segond, 1874-1880.

7 In Quelque chose noir,1986.

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